Par Isabelle Pénin, Coach coparentale à Montréal
*Cinquième article d'une série de 9 sur les biais cognitifs en coparentalité*

Avez-vous déjà observé un bateau à l'ancre dans le port du Vieux-Montréal ? Même lorsque le courant change et que le vent tourne, l'embarcation reste obstinément attachée à son point d'ancrage, ne pouvant se déplacer que dans un périmètre limité. Notre esprit fonctionne souvent de la même manière : une première impression, une situation initiale, ou une conviction précoce devient notre ancre, limitant notre capacité à percevoir les changements et les évolutions chez l'autre.
Un mécanisme mental profondément ancré
Le biais d'ancrage n'est pas une simple tendance à la rigidité. C'est un mécanisme sophistiqué de notre cerveau qui utilise les premières informations reçues comme point de référence pour toutes les évaluations ultérieures. Cette première "ancre" devient si puissante qu'elle continue d'influencer nos jugements même lorsque nous sommes conscients de son existence et que nous essayons activement de nous en détacher.
Dans le contexte de la coparentalité, ce biais prend une dimension particulière. Les souvenirs de la vie commune, les comportements observés pendant la séparation, ou les premières expériences de coparentalité deviennent autant d'ancres qui colorent durablement notre perception de l'autre parent.
La force invisible des premières impressions
Dans ma pratique professionnelle, je rencontre régulièrement des situations qui illustrent la puissance de ce biais. L'histoire de David et Anne (noms fictifs) est particulièrement révélatrice. Lors des premiers mois suivant leur séparation, David me raconte qu'il a traversé une période difficile, manquant parfois de patience avec les enfants. Deux ans plus tard, lorsque je rencontre cette famille, malgré une transformation remarquable de son approche parentale - attestée par les enseignants et même les enfants - Anne continue de le percevoir comme "le père impatient", incapable de voir pleinement l'évolution positive de son ex-conjoint.

L'ancrage dans le contexte post-séparation
La période de séparation est particulièrement propice à la création d'ancres mentales solides. Les émotions intenses, le stress et l'incertitude de cette période gravent profondément dans notre esprit certaines perceptions de l'autre parent. Ces ancrages deviennent alors des filtres à travers lesquels nous interprétons tous ses comportements futurs, même lorsqu'ils ont significativement évolué.
Ce phénomène est d'autant plus problématique qu'il peut créer une prophétie autoréalisatrice. Un parent constamment perçu comme "désorganisé" ou "rigide" pourrait finir par se conformer à cette image, découragé par l'impossibilité apparente de modifier la perception de l'autre.

L'impact sur les enfants
Les enfants, témoins sensibles de cette dynamique, se retrouvent souvent coincés entre deux réalités : celle qu'ils vivent au quotidien avec chaque parent, et celle, figée dans le temps, que leurs parents ont l'un de l'autre. Cette dissonance peut créer chez eux une confusion émotionnelle et les obliger à naviguer entre ces différentes versions de la réalité.
Une perspective professionnelle
En tant que coach coparentale, j'observe que le biais d'ancrage se manifeste principalement dans trois domaines :
La perception des compétences parentales : une maladresse initiale dans la gestion des routines peut continuer d'influencer la confiance accordée, malgré des années d'amélioration.
Les attentes comportementales : une réaction excessive lors d'un désaccord pendant la séparation peut figer notre perception de l'autre parent comme "conflictuel" ou "inflexible", nous amenant à anticiper systématiquement des confrontations, même des années plus tard.
La communication : les patterns de communication établis au début de la coparentalité peuvent devenir des scripts dont il est difficile de s'extraire.
Dans ma pratique, j'utilise souvent la technique de "la ligne de dégradé des perceptions" : sur deux lignes chronologiques parallèles , nous traçons l'évolution des comportements observés et celle de nos perceptions. Cet exercice révèle souvent un décalage significatif entre la réalité actuelle et nos perceptions ancrées dans le passé.
Au-delà des ancres
Comprendre le biais d'ancrage, c'est reconnaître que notre perception de l'autre parent est peut-être davantage influencée par le passé que par le présent. C'est accepter que les gens peuvent changer, que les compétences peuvent se développer, et que notre vision de l'autre mérite d'être régulièrement actualisée.
La coparentalité efficace nécessite une capacité à "lever l'ancre" régulièrement, à observer l'autre parent tel qu'il est aujourd'hui, plutôt que de rester amarré à des perceptions anciennes qui ne reflètent peut-être plus la réalité.
*Dans notre prochain article, nous explorerons le biais rétrospectif qui a l'inverse du biais d'ancrage vient du présent qui réécrit le passé.
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